La période de crise sanitaire que nous traversons depuis presque un an rend la pratique de l’aïkido très difficile. Les cours sont assurés de manière sporadique, mais au-delà de cette irrégularité dans la pratique des élèves, les restrictions sanitaires sont un vrai casse-tête pour beaucoup d’enseignants qui doivent adapter leur enseignement. Et sur ce point, les points de vue, les actions, et les états d’esprit diffèrent. J’ai donc voulu voir l’envers du décors en interviewant 5 enseignants. Parmi eux : Alma Noubel, Eléonore Lemaire, Pierre Fissier, Patrice Reuschlé et Léo Tamaki. Je les ai interrogés sur leur motivation en ces temps difficiles, sur leur pratique personnelle, sur le sens de l’aïkido dans le contexte actuel, et enfin sur la question financière, à l’heure où les adhésions baissent. Voici donc la synthèse d’un retour sans filtre sur cette période inédite. 

I – La motivation, moteur du sensei pour garder le cap ? 

 

.Nos senseis arrivent-ils à rester motivés quand on constate mois après mois des décrochages d’élèves qui n’arrivent plus à suivre les entraînements en distanciel ?

Alma Noubel, enseignante au Kuroba

Voici leurs réponses : 

Eléonore Lemaire, 4ème Dan, enseignante des cours jeunes et adultes au Kodokan Paris XV

“J’ai tourné sur une grosse quinzaine d’élèves réguliers en distanciel (avec les uke pris dans la fratrie ou la famille, voire les voisins !) et entre 30 et 40 élèves pour les cours en extérieur, donc du côté des jeunes leur motivation, et donc la mienne, n’a pas trop été impactée. 

Pour les adultes en revanche ,c’est plus compliqué car ils ont du mal à s’adapter à ces contraintes qui les forcent à sortir du cadre habituel du dojo. Mais le petit groupe qui s’est accroché dans cette période est très motivé. Cela m’a donc permis de le rester, afin de les accompagner au mieux dans cette période.

Evidemment, mes élèves me manquent, et le dernier cours de l’année dans un dojo avec les jeunes, malgré la contrainte de ne pas se toucher, a été un grand moment de joie que j’ai partagé (sur whatsapp) avec les adultes : ils ont tous hâte de se retrouver sur les tatamis !   

Alma Noubel, 4ème Dan, enseignante au Kuroba Aikido :

 Je pense que la question de la motivation fluctue à mesure des annonces du gouvernement sur la reprise ou non de nos activités. D’une manière générale, je reste motivée car en tant que pratiquante j’ai envie de continuer à apprendre et progresser, et en tant qu’enseignante, j’ai envie de continuer à partager et transmettre. Mais on reste des humains, soumis aux aléas d’une situation inédite. Bien évidemment les décrochages des élèves sont inquiétants et peuvent démoraliser, mais je ne leur en veux pas, je les comprends. 

Patrice Reuschlé, 6e Dan, enseignant à l’A.C.C

Je suis sceptique sur les entraînements en distanciel. Lorsque j’ai implanté cette discipline dans des dojos où elle n’existait pas, j’ai dû enseigner parfois pour un nombre restreint d’élèves, souvent débutants complets (parfois deux-trois élèves au départ…) Ce n’est pas simple, il faut de la motivation, de la persévérance. Beaucoup d’enseignants ont dû s’y confronter au cours de leur vie d’aïkidoka. 

Ce qui me rend serein face à l’avenir, c’est la relation que je crée, que j’entretiens avec mes élèves. L’aïkido pour moi est un excellent outil, une passerelle qui me relie à l’autre, aux autres, tant dans le travail à mains nues que dans celui des armes.

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai 

C’est un véritable défi. Je définis l’Aïkido comme un développement de la conscience intérieure ET extérieure. Développer la conscience intérieure, qui comprend la proprioception, mais aussi tout ce qui rentre sous le terme somesthésie, peut naturellement se faire seul. Avec des exercices directement liés à l’Aïkido, mais aussi des pratiques de développement corporel telles que le yoga, etc.

En revanche la conscience extérieure, l’adaptation à une altérité qui a une identité et une volonté propre… ne peut par définition s’exercer seul. Et l’absence de cet aspect de l’Aïkido crée une frustration qui peut très vite se transformer en démotivation. 

Voici ma vision sur les cours en distantiel : je pense que seuls les pratiquants ayant une certaine expérience peuvent nourrir de vécu ce qu’ils voient sur leur écran. Et s’ils sont capables de cela, ils sont à un point où les cours en visio ne leur apporteront pas grand-chose. À l’inverse, un débutant qui a le plus besoin de contenu, n’a pas de sensations à associer à des choses qu’il a peu ou jamais vues. C’est pourquoi dès le départ mon choix a été de ne pas organiser de cours à distance.

Lors des deux confinements les premiers temps m’ont été très pénibles, et je dois avouer m’être complètement laissé aller les 10 premiers jours.

Pierre Fissier, 1er Kyu, enseignant assistant et président du Kuroba

La motivation est toujours là grâce aux fruits de notre travail. Nous avons eu la chance de maintenir le lien avec la majorité des élèves du club Koruba en proposant deux types de cours très différents (un cours de PPG/Aïkido/Aïkitaiso et un cours théorique d’histoire des arts martiaux). Nous avons également fait le choix d’ouvrir nos cours gratuitement à d’autres clubs, y compris des clubs de Judo, de Karaté ou de Lutte dans le cadre d’un partenariat déjà existant. Par conséquent, non seulement nous avons eu une fréquentation continue mais parfois plus importante que notre créneau en présentiel.

Cette stratégie d’ouverture dans le cadre du contexte sanitaire est volontaire car elle renforce le lien social entre l’ensemble des pratiquants d’Aïkido (si important dans cette période très sombre sur le plan des relations interpersonnelles) mais permet aussi une transversalité indispensable pour l’avenir avec d’autres pratiquants dans la même situation. Les cours sont donc le cadre d’échanges constructifs que nous avions normalement avec le cours mais en plus développé.

A quoi s’accrochent-ils pour garder le cap ?

Eléonore Lemaire, enseignante au Kodokan Paris XV

Eléonore Lemaire, 4ème Dan, enseignante des cours jeunes et adultes au Kodokan Paris XV : 

La pratique des armes est vraiment le point d’enseignement qui a le plus porté ses fruits depuis mars, avec de gros progrès chez tous ceux qui ont pratiqué régulièrement (moi comprise !). Nous avons hâte de voir en quoi cette pratique aura porté ses fruits dans la pratique à mains nues en termes de centrage, précision des placements, coordination du haut et du bas du corps. 

Nous avons aussi beaucoup travaillé les déplacements, ainsi que les entrées puisque les chutes nous étaient interdites en extérieur. Nous avons ainsi vu chez certains élèves de grands progrès, même chez les plus débutants, et avec le recul je pense que l’absence de chutes a enlevé une appréhension chez ces derniers, qui leur a permis d’appréhender sans tension le début de la technique. Chez les plus gradés, le fait que l’on soit en petit comité m’a permis de prendre du temps avec eux, presque comme un cours particulier, qui a abouti chez certains à quelques déclics. J’espère retrouver chez eux ces qualités nouvelles lorsque nous pratiquerons tous ensemble de nouveau sur les tatamis !

Plus globalement, cette période m’a permis de réfléchir différemment à la manière d’enseigner du fond (les principes) puisque la forme n’était pas possible concrètement (soit parce qu’incomplète en cours en extérieur, soit parce que trop complexe en distanciel). Et le fait que cette réflexion traverse aussi les autres membres de l’équipe du Kodokan, dont mon sensei Michel Lapierre, a été d’une grande stimulation.

J’ai aussi eu la chance de pouvoir, en tant qu’ambassadrice de la FFAAA pour le Youth Working Group de la FIA, échanger avec les représentants d’autres pays, tous confrontés à des normes sanitaires différentes, dont certaines bien pires que les nôtres, qui faisaient aussi preuve d’une grande imagination pour garder le contact avec leurs élèves, et avec succès la majorité du temps.

Alma Noubel, 4ème Dan, enseignante au Kuroba Aikido :

Au cours de ces 6 derniers mois, je suis passée par tous ces états, comme tout le monde, je pense : surprise, déni, désarroi, espoir, euphorie (de reprendre), déception, résignation. Le plus important c’est d’en être conscient et de proposer malgré tout une pratique de substitution aux adhérents pour maintenir le lien. L’avantage de ces échanges virtuels, c’est qu’on prend plus de temps pour discuter avant ou après l’entrainement, demander des nouvelles des uns et des autres. Cela permet de partager ses inquiétudes, ses joies, ses projets, et de se soutenir en attendant des jours meilleurs.

Patrice Reuschlé, 6e Dan, enseignant à l’A.C.C

Pour ce qui est de l’avenir, j’ai mis en place de nombreux professeurs dans mes dojos pour enrichir la pratique de l’aïkido auprès de mes élèves. Chacun peut ainsi choisir librement l’approche qui lui correspond le mieux. De mon côté, je sais qu’un jour, le temps, l’âge, la condition physique, me mettront au pied du mur ! Mais cela ne m’inquiète pas : j’aurai vécu ma vie d’aïkidoka et la relève est déjà assurée par les gens compétents que j’ai mis en place.

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai 

En réalité, je n’ai assuré qu’un seul cours en visio ! Pour garder le lien avec la famille du Kishinkaï, j’ai privilégié d’autres moyens que les cours en distantiel. J’ai utilisé les écrits sur le blog, des publications sur Instagram, des newsletters, des appels en visio, et de bons vieux coups de fil. Par ces moyens j’ai aussi partagé de nombreuses ressources permettant notamment de travailler sur des aspects annexes qui ont un impact sur la pratique de l’Aïkido. Je pense au conditionnement physique incluant de la mobilité, du yoga, du renforcement musculaire, et à la méditation.

La période que nous vivons invite naturellement à l’humilité. Le changement et l’inattendu sont la règle, et aujourd’hui notre quotidien nous rappelle de nous garder de toute certitude. Il y a aussi naturellement des motifs d’inquiétude face à l’avenir, de frustrations au regard d’attitudes égoïstes et d’incivilités.

Mais dans l’ensemble je reste très positif. Face à l’inconnu les nations ont réussi à mettre en place des solutions, aussi imparfaites soient-elles, et à faire jouer partout une solidarité qui m’a surprise. Même s’il y a matière à critiquer dans de nombreux cas particuliers, l’humanité a dans sa globalité, montré une résilience, une réactivité et une créativité quand la situation l’a exigé.

Certains se sont rendus compte en perdant la pratique physique, de ce que la discipline leur apportait. Ils reviendront sur les tatamis plus motivés que jamais.

Enfin, une grande partie de la population s’est rendu compte des bienfaits et de la nécessité d’une pratique physique. Parmi eux, ceux attirés par une discipline traditionnelle éthique ne manqueront pas de se pencher sur l’Aïkido. À nous enseignants, collectivement, de ne pas les décevoir.

Pierre Fissier, 1er Kyu, enseignant assistant et président du Kuroba

Mon principal problème n’est pas le confinement mais le fait de rester élève et de pratiquer pendant le confinement. J’y suis sans cesse confronté. Jusque-là, la pratique en présentiel était ma principale soupape de décompression dans un macrocosme personnel extrêmement difficile. Plutôt que du désarroi, j’ai surtout cherché à frénétiquement compenser ce qui pouvait me manquer en m’investissant dans différents projets pour l’Aïkido comme le Collectif Irimi. Enfin pour te répondre pour les armes, je suis heureux de pouvoir bénéficier de très nombreux cours d’armes de Philippe Gouttard sensei que je n’avais jamais eu l’occasion de suivre autant en présentiel. Le bilan 2020 est donc pour moi très actif et positif.

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Ont-il pensé à abandonner l’enseignement pour leurs élèves durant le confinement ?

Patrice Reuschlé, enseignant à l’A.C.C

Eléonore Lemaire, 4ème Dan, enseignante des cours jeunes et adultes au Kodokan Paris XV :

Je me suis forcée à garder au plus possible nos horaires habituels de cours, que ce soit en soirées en extérieur quand c’était possible, ou en distanciel avec les jeunes quand nous ne pouvions pas nous réunir en extérieur.

Ce sont plutôt les élèves qui m’ont abandonnée avec la dégradation de la météo !! Les derniers cours adultes sous la pluie ou dans le froid n’ont pas drainé grand monde, et chez les enfants nous avons passé le dernier cours à courir entre le gymnase en extérieur et le hall d’entrée… il faut être motivé ! Je pense qu’avec le temps ce seront de bons souvenirs…

Alma Noubel, 4ème Dan, enseignante au Kuroba Aikido :

En tant qu’enseignante, jamais ! Je reste motivée pour mes élèves. En tant que pratiquante, 

j’ai tenté de suivre les cours d’armes de Philippe Gouttard, Fabrice Croizé, Hélène Doué, mais mon appartement étant très petit, je me suis vite agacée à force de taper dans des meubles, ou bien encore de devoir restreindre mes mouvements faute de place. Je me disais que faute de pouvoir bien pratiquer, je préférais ne pas pratiquer du tout. Alors j’ai fait autre chose, des activités qui me faisaient du bien. J’ai déjà connu des périodes d’arrêt de la pratique, lors de mes études à l’étranger notamment, donc je relativise un peu mieux cette période d’arrêt de la pratique. Je suis peut-être naïve, mais je me dis que c’est comme le vélo, l’Aïkido ne s’oublie pas !

Patrice Reuschlé, 6e Dan, enseignant à l’A.C.C

Je suis d’un naturel optimiste. Bien sûr, je ressens parfois un peu de stress, de désarroi face à la situation nouvelle que nous impose la crise sanitaire actuelle. Elle est perturbante à bien des égards, dans les règles strictes qu’elle nous impose. Je ne veux pas attiser la polémique. Certaines directives semblent bonnes, d’autres me paraissent injustifiées ou mensongères. A chacun sa vérité. Je ne pense pas posséder tous les éléments pour décider de ce qui est juste ou non.

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai 

En toute transparence, lors des deux confinements, les premiers temps m’ont été très pénibles, et je dois avouer m’être complètement laissé aller les 10 premiers jours.

C’est évidemment un défi de conserver sa motivation, de ne pas perdre le lien avec les pratiquants, et de surmonter les difficultés financières. Mais comme toute difficulté, cette période est aussi l’opportunité de se réinventer.

À titre personnel, ces derniers mois ont notamment permis de créer l’application Kishinkai Online que j’avais en tête depuis des années, et de structurer plus profondément le cursus technique de l’école avec Isseï Tamaki, Julien Coup et Tanguy Le Vourc’h.

Pierre Fissier, 1er Kyu, enseignant assistant et président du Kuroba

Jamais. C’est mon professeur qui m’a proposé de réaliser sous sa supervision bienveillante des cours dans ces circonstances si particulières. Je vis cela comme une chance d’apprendre d’elle, d’apprendre de mes élèves et dès que je peux saisir cette occasion, il est évident que je ne peux manquer ces occasions. Je consulte régulièrement des plus gradés que moi pour avoir leur retour comme je le fais avec l’école des cadres. J’essaie de maximiser ce temps et de le valoriser pour continuer à me former en tant que futur enseignant.

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II – Ont-ils mis en place une pratique personnelle pendant le confinement ?

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Comment nos enseignants se maintiennent-ils en forme ?

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai

Voici leurs réponses : 

Eléonore Lemaire, 4ème Dan, enseignante des cours jeunes et adultes au Kodokan Paris XV :

J’ai la chance d’avoir un métier où je bouge beaucoup, quand évidemment je peux l’exercer… donc entre la danse, le chant, et mon training habituel de footing-étirements ou exercices je reste quand même en forme. Le premier confinement, où j’étais avec les enfants, a été plus rude car je n’avais plus le temps de faire tout ça, donc j’ai un peu lâché, je l’avoue. Sur le deuxième confinement, mon moral a été également atteint à cause de l’impossibilité d’exercer mon métier, donc mon entraînement a été moins régulier qu’il aurait dû l’être. mais je me suis forcée, et la motivation est revenue ! 

Alma Noubel, 4ème Dan, enseignante au Kuroba Aikido 

J’essaie de maintenir une forme physique correcte afin de pouvoir reprendre la pratique sur tatami sans me blesser. Pour cela,  je fais 2 cours de Préparation Physique Générale (PPG) par semaine. Dans ces séances, les exercices sont axés sur le maintien des capacités physiques, le renforcement musculaire et les étirements. Il est vrai que quand on est immobile toute la journée, la fonte musculaire et le raidissement des articulations sont vite arrivés. Je cours aussi 2 fois par semaine, une petite heure à chaque fois, (surtout) parce que j’aime ça et aussi pour maintenir un niveau correct de cardio. Si je ne peux pas courir à cause de la météo, je remplace la séance par de la corde à sauter.

Patrice Reuschlé, 6e Dan, enseignant à l’A.C.C

Comme d’autres, je fais des exercices physiques, de la musculation, des katas de karaté, de laïdo, du yoga, je vais courir dans le bois de Vincennes. Ce n’est pas le contexte actuel qui m’invite à ces entraînements. J’essaye simplement d’entretenir mon corps pour continuer à pratiquer l’aïkido, comme professeur mais aussi comme élève.

C’est comme le jardin d’hiver dont je m’occupe chez moi avec attention, afin qu’il soit plein de vitalité et de force.

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai 

Je considère la forme comme un équilibre entre la santé physique et mentale. Je veille donc à nourrir chaque jour l’esprit et entretenir le corps. Cela passe par beaucoup de lecture, d’écriture, et une variété d’activités physiques, du yoga à l’Aïkido, en passant par des exercices de mobilité, flexibilité, du travail aux armes.

Maintenant soyons clairs, je ne fais QUE limiter les dégâts. Je m’entretiens tant bien que mal, mais je n’ai pas réussi comme d’autres, à progresser dans certains domaines ou en aborder de nouveaux. Mais bon, je serai tout de même dans un état à peu près correct lorsque la situation reviendra à la “normale”. (Rires)

Pierre Fissier, 1er Kyu, enseignant assistant et président du Kuroba

Je suis nos cours de préparation physique générale tous les samedis. Mon professeur m’a également prévu un programme supplémentaire personnel que j’exploite un maximum. Je m’inspire également beaucoup des exercices proposés par Xavier Duval en Aunkaï pour travailler mon centrage, ma stabilité et mon bien être général. Je continue de lire, de chercher, d’écrire pour mon bien être mental et j’essaie de suivre également un maximum les cours proposés par Philippe Gouttard, Hélène Doué et Fabrice Croizé pour continuer à remettre en question ma technique.

Maintiennent-ils une pratique personnelle de l’aïkido. Ou des routine ?

Pierre Fissier, enseignant et Président du Kuroba

Eléonore Lemaire, 4ème Dan, enseignante des cours jeunes et adultes au Kodokan Paris XV :

Pendant le 1er  confinement, sur les conseils de Michel Lapierre, j’ai pratiqué les armes de manière régulière. Les coupes, la respiration, l’ancrage au sol, la verticalité. Lorsque le reconfinement est arrivé, j’ai eu du mal au départ à me remotiver, mais j’accumulais tellement de tension et de stress liés à l’impossibilité d’exercer mon métier que je n’arrivais plus à respirer librement. Alors j’ai embarqué mon bokken en production et je faisais ma centaine de coupes tous les matins avant d’aller au théâtre et … le diaphragme s’est détendu !

En routine, je n’arrive pas à le faire tous les jours, mais entre 2 et 4 fois par semaine, je fais une série de suburi, quelques enchainements à vide des deux premières séries, quelques exercices de renforcement musculaire, et des étirements avec respiration profonde. Et j’essaie de courir au moins deux fois par semaine (voire une fois tous les deux jours quand j’ai un peu plus de temps), en prenant le soin de travailler l’allonge des jambes en partant des hanches et de chercher une certaine verticalité. Là encore, nous avons eu des discussions avec Michel Lapierre pour trouver quels étaient les principes corporels communs entre l’aïkido et une pratique sportive personnelle, afin de chercher des ponts et garder un travail interne efficace.

Alma Noubel, 4ème Dan, enseignante au Kuroba Aikido 

Je ne fais pas ou peu d’Aïkido en dehors et je n’ai pas réussi à retrouver des sensations dans ce contexte. Puisque la situation est inédite et exceptionnelle, j’essaie de faire carrément autre chose. Comme j’aime courir, j’ai retrouvé le plaisir de courir en hiver, ou encore de faire des promenades en vélo dans Paris. 

Patrice Reuschlé, 6e Dan, enseignant à l’A.C.C

Je fonctionne dans l’envie et non dans la routine. Je ne conçois ma pratique de l’aïkido que sur un tatami en tant qu’élève. J’ai et j’ai eu de bons professeurs pour m’apprendre cette rigueur.

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai 

Précisons d’abord que si j’emploie le terme Aïkido, c’est dans un sens beaucoup plus vaste que pour nombre de personnes. L’Aïkido est pour moi un ensemble de principes, de stratégies, et une éthique. En ce sens, lorsque je fais du Iaïjutsu, pour autant qu’il intègre ces éléments, il s’agit pour moi d’Aïkido.

Lorsque je pratique l’Aïkido seul, cela peut recouvrir des choses assez variées. Cela va du travail des frappes, à celui des techniques seul, en alternant les rôles de uke et tori. C’est quelque chose que nous utilisons depuis plusieurs années au Kishinkaï, notamment dans les formations pour enseignants. Il y a aussi naturellement le travail des armes, et enfin celui des principes que l’on peut isoler dans des exercices, déplacements, etc.

Enfin, je ne sépare absolument pas cela du travail de méditation, yoga, respiration, mobilité, etc. L’Aïkido est pour moi une voie de développement de la conscience, et de nombreuses pratiques annexes me permettent de constamment le découvrir avec un regard neuf.

Pierre Fissier, 1er Kyu, enseignant assistant et président du Kuroba

Je fais partie des pratiquants pour qui la routine est vitale. Je prépare les cours le dimanche et j’exploite le week-end l’ensemble des replays que j’ai pu récolter la semaine passée. Je pratique intensément le samedi sous la supervision de mon sensei. Et je continue de pratiquer dès que je peux des exercices spécifiques que mon enseignante a préparé pour moi. Je profite également du confinement pour exploiter des aspects méconnus de la pratique martiale pour un Aïkidoka “classique” à savoir, le renforcement ou les frappes grâce aux propres feed-back de mon épouse qui pratique également le Karaté. Le plus difficile pour moi est de pratiquer les armes du fait de mon confinement en appartement avec enfant en bas-âge 🙂

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III – Le questionnement du sens de l’aïkido en l’absence de pratique “classique”

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Nos enseignants ont-ils interrogé ou remis en cause le sens de l’aïkido en cette période inédite ?

Pratique alternative en extérieur avec Alma Noubel

Eléonore Lemaire, 4ème Dan, enseignante des cours jeunes et adultes au Kodokan Paris XV :

Depuis une petite dizaine d’années, nous menons une réflexion avec Michel Lapierre, enrichie par nos échanges avec d’autres pédagogues comme Arnaud Waltz, sur la manière d’enseigner l’aïkido, la différence entre le kata (la forme stricte, assez statique, qui permet d’établir des placements précis), et le waza (la forme plus libre, avec plus de mouvement, qui permet de trouver un sens à travers la sensation du mouvement). Avec les enfants, cela fait déjà une dizaine d’années que je pars de leurs propositions pour leur proposer ensuite un cadre martial qui corresponde à notre nomenclature technique, afin de développer chez eux des principes dès le plus jeune âge. Ces réflexions, déjà présentes, nous ont sans doute permis d’appréhender plus sereinement la situation qui se présentait à nous, et que nous avons envisagée comme une autre sorte de contrainte qui amenait d’autres solutions.

Le fait de ne pas chuter, si l’on enlève le côté frustrant, est intéressant en soi. Au lieu de projeter le partenaire au sol, avec le défaut parfois de le faire d’une manière trop contraignante pour le laisser réaliser une chute libre et dans le bon timing, nous nous retrouvons à proposer une direction. Or pour proposer au partenaire une direction, il faut être soi-même aligné sur son axe, et être attentif à la coordination entre le haut du corps et le bas du corps. Réaliser ainsi une poussée qui part de notre pied arrière jusqu’au centre du partenaire, en relâchant le haut du corps tout en contrôlant l’axe du partenaire. Du côté de uke, il faut garder l’investissement vers tori jusqu’au moment de cette poussée, puis être capable de reculer à distance, de se rééquilibrer, puis d’attaquer de nouveau. Outre une pratique plus rythmée, c’est toute la relation uke-tori, et les différentes directions et points d’équilibre qui la traversent qui peut être ainsi explorée, sans cette anticipation (voire appréhension) de la chute qui arrive souvent dans une pratique habituelle.

Le sol qui accroche, comme je l’ai soulevé plus haut, est pour moi une source nouvelle d’exploration du mouvement. On ne peut pas corriger par un simple réajustement du pied arrière un déplacement un peu approximatif, sans risquer d’être soi-même déséquilibré. Ce qui veut dire, porter une attention renouvelée aux déplacements, afin qu’ils soient toujours liés à ceux de uke, et aux placements, qui doivent avoir des distances et directions d’autant plus claires qu’elles pourront donc plus difficilement être ajustées. Pour se faire, il faut ralentir. Mais ralentir ne veut pas dire enlever une martialité qu’on aurait construite au fil des ans en dojo. Ralentir veut dire garder le contrôle du partenaire, maintenir son déséquilibre, construire avec lui la technique. Enfin, tout ce que nous essayons de pratiquer en temps normal mais qui finalement est rarement exploré car le confort du dojo et surtout du tatami permet une accélération qui bien souvent masque quelques défauts de placements.

Enfin et de manière peut-être un peu trop poétique, j’ai trouvé dans l’écoute du vent une source d’apaisement qui m’a permis, dans la pratique des armes notamment, de ne pas me précipiter pour réaliser un mouvement mais de prendre le temps de respirer, d’apprécier comment mon corps se prépare à une coupe, de finalement sentir comment cette coupe n’est pas un début mais la continuité de quelque chose, cette « vague » dont on parle souvent, et qui est dure à sentir entre quatre mur et sous un éclairage au néon.

Alma Noubel, 4ème Dan, enseignante au Kuroba Aikido 

Mon approche de la discipline n’a pas été remise en cause. Néanmoins, cette période m’a permis de réfléchir à mes lacunes en matière de connaissance, et la façon dont l’histoire de l’Aïkido était enseignée. J’ai donc beaucoup lu, et nous avons décidé, avec le bureau de Kuroba, de proposer des cours sur l’histoire des arts martiaux, qui abordaient l’Aïkido, mais aussi le Judo, le Karaté, le travail des armes etc. Notre Président, Pierre, a fait un travail incroyable de recherche et de vulgarisation. 

D’une manière générale, le confinement a eu le mérite de nous pousser à trouver des solutions ou du moins à réfléchir à des alternatives. Bien évidemment ces alternatives ne remplacent en rien un entrainement en dojo, avec des partenaires et des contacts physiques. Mais cette crise sanitaire, jamais nous n’aurions pensé créer des séances dédiées à la Préparation Physique Générale (même si j’intègre toujours quelques éléments dans mes cours), ni des cours sur l’histoire des arts martiaux. La fréquentation de ces cours prouve qu’il y a un public pour ce type de cours. De même, face à l’adversité, nous nous sommes tournés vers d’autres associations du Pôle Combat de la FSGL pour proposer des entrainements communs. Cela permet aux associations de présenter et faire connaître leur association, leur discipline, et les adhérents peuvent profiter de 5 entrainements par semaine dans 5 disciplines.

Patrice Reuschlé, 6e Dan, enseignant à l’A.C.C

Je ne remets pas en question le sens de la pratique de l’aïkido. Je ne critique pas celles et ceux qui en éprouvent le besoin ; il existe des publics  ayant des attentes différentes… Chacun est libre de suivre sa voie. L’aïkido d’aujourd’hui doit-il revêtir une forme unique ? Il s’est déjà tellement transformé au fil du temps… Je doute qu’à notre époque, on ne puisse lui trouver qu’une seule vérité ou une seule approche.

Pour ma part, j’aime l’aïkido que je continue d’apprendre auprès de Christian Tissier Shihan. J’aime l’étiquette qui accompagne cette discipline. Je n’oublie pas non plus mes anciens professeurs, qui m’ont beaucoup donné.

Si l’aïkido reste figé, il se perdra au fil du temps.

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai 

Disons que cela m’a fait prendre conscience qu’un dojo, une école, étaient bien plus que des rassemblements de partenaires nécessaires à notre progression.

Jusqu’à cette année, les principes techniques, éthiques, et les stratégies de l’école étaient au centre de mon attention. Mais en nous privant de nos interactions habituelles, les derniers mois m’ont beaucoup fait réfléchir. 

Bien entendu je suis impatient de retrouver la pratique classique. Mais, au-delà de cela, c’est le groupe, la communauté d’hommes et de femmes avec qui je partage un cheminement qui me manque. Leur présence est un encouragement et un soutien à toujours donner le meilleur de moi-même. J’ai pris conscience que l’Aïkido n’était pas seulement une voie pour soi, mais un chemin que l’on parcourt ensemble

Pierre Fissier, 1er Kyu, enseignant assistant et président du Kuroba

D’une certaine façon, j’ai redécouvert les frappes du Karaté et j’ai tenté de les incorporer à ma pratique car je suis régulièrement critique de notre capacité à attaquer en Aïkido. Le sens général de ma pratique n’a pas varié toutefois : c’est un besoin vital pour moi. La chose qui me garde sain d’esprit au milieu du tourbillon dans lequel je gravite. Le contexte encore une fois n’est qu’une variable d’ajustement.

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IV – L’épineuse question financière des clubs en période de confinement

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Comment nos enseignants appréhendent la question des adhésions ? Se sentent-ils redevables envers leurs élèves ? 

Pratique des armes en extérieur à l’A.C.C

Eléonore Lemaire, 4ème Dan, enseignante des cours jeunes et adultes au Kodokan Paris XV :

Le Kodokan Paris XV est hébergé par un gymnase municipal, ce qui nous permet de proposer des tarifs très bas, que nous n’augmentons pas pour des raisons de solidarité avec celles et ceux qui ont des salaires modestes. Nous ne dégageons pas de bénéfices, et payons juste les enseignants et quelques matériels pour le club (et boissons/nourriture pour les différents moments de convivialité pré covid).

A la fin de la saison dernière, nous avons proposé un avoir sur la saison d’après qui correspondait à la moitié du mois sans cours, avec la possibilité de faire un don à une association ou au Kodokan. Cette saison, malgré le reconfinement, nous avons été réguliers sur l’enseignement, notamment en extérieur, et malgré nos craintes aucun élèves n’a souhaité retirer son inscription. Nous ferons un point avec eux à la fin de la saison, qui nous réserve sans doute encore de nouvelles contraintes, pour voir ce que nous pouvons leur proposer.

De mon côté, l’enseignement de l’aïkido n’étant pas mon métier, je ne me sens pas « redevable » financièrement vis-à-vis de mes élèves, mais leur fidélité me fait chaud au cœur, même si comme dans tous les clubs la section adultes est moins remplie que les saisons précédentes. Je suis de toutes façons, payée ou non, engagée auprès de mes élèves afin de les aider à traverser cette période difficile. Et je suis persuadée que la philosophie de l’aïkido peut être un atout pour rester créatifs et libres dans cette période inédite. 

Alma Noubel, 4ème Dan, enseignante au Kuroba Aikido 

C’est une question épineuse qui ne pourra se poser qu’en fin d’année, après un premier bien de ces confinements successifs (au regard des mois de pratique réel). Kuroba est basé sur un modèle bénévole, et les tarifs d’adhésion sont très bas, donc nos finances sont forcément moins impactées qu’une association qui rémunère le ou les enseignants et qui loue une salle privée. Pour l’heure je n’ai pas de solution, mais c’est une question que le bureau de l’association devra trancher, c’est certain. 

Patrice Reuschlé, 6e Dan, enseignant à l’A.C.C

Je me sens toujours redevable envers mes élèves pour ce qu’ils m’apportent en échange. Je ne suis pas un professionnel, les obligations de mes clubs ne sont pas les mêmes que pour une entreprise.

Au mois de mars, j’ai proposé à tous mes élèves de leur offrir leur licence 2020/21 lors de leur rentrée en septembre 2020.

Cela me paraissait normal, puisque certains ont vu leur fin de saison tronquée à cause du confinement. J’ai toutefois assuré des cours d’armes en extérieur lorsque la situation sanitaire l’a rendue possible. J’ai ouvert mon dojo d’été pendant deux mois, avec des cours supplémentaires. Je pouvais le faire, je l’ai fait.

L’aïkido développe le relationnel plus qu’une autre discipline. Il faut donner beaucoup de son temps, mais le retour est prodigieux.

Léo Tamaki, fondateur de l’école Kishinkai 

Si mais nous n’avons eu qu’une semaine de pratique au dojo avant le second confinement en raison de travaux dans notre lieu de pratique. Du coup, nous n’avons pas encaissé les cotisations. En outre, je vis essentiellement des stages qui sont eux aussi à l’arrêt. Alors comme les états, je creuse une dette. La situation est complexe, et il faudra plusieurs années avant de revenir à la normale. Mais il n’y a pas lieu de se plaindre, car beaucoup vivent des situations plus difficiles.

La santé est là, le moral aussi, et je suis optimiste sur les perspectives que nous réserve le futur.

Pierre Fissier, 1er Kyu, enseignant et président du Kuroba

Bien entendu ! Nous avons déjà pu proposer cela cette année pour quelques élèves et particulièrement ceux pour qui il était impossible de bénéficier des cours en ligne. Je suis très attentif à l’ensemble des gens qui vont nous accompagner. Kuroba est un club très récent et encore très modeste. Cela me permet de m’assurer du bien-être de chacun et d’échanger avec toutes et tous quand je le peux. De façon générale, nous ne sommes que des compagnons de route dans un cadre martial bienveillant ou du moins, c’est comme cela que j’envisage l’Aïkido. Là où certains vont vendre cette même bienveillance comme un slogan, j’essaie de faire de mon mieux pour en faire une qualité première. Une sorte de petite liberté dans une rigueur terrible qu’est la réalité d’un art martial. C’est le seul cadeau que je peux offrir actuellement.

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Conclusion

Des réponses hétérogènes issues de visions différentes, voilà ce que m’a permis de comprendre la retranscription de ces interviews. Nos enseignants restent des humains, avec leurs états d’âmes, leurs moments hauts et leurs moments de faiblesse. C’est en tout cas pour leur rendre hommage qu’aikido millennials a voulu leur donner la parole. Merci à eux !

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