On vante souvent l’Aïkido pour son absence de compétition, sa recherche d’harmonie, son exigence technique détachée de toute quête de performance. Pourtant, dans la réalité des tatamis, les choses sont moins idéales qu’il n’y paraît.

Car derrière la fluidité des gestes et la bienveillance apparente, des tensions invisibles circulent : comparaison silencieuse entre pratiquants, désir d’être reconnu, besoin de faire « bien », voire « mieux ». L’ego, la rivalité, la peur du jugement ou la recherche de légitimité ne disparaissent pas avec l’absence de podiums — elles prennent simplement d’autres formes, plus subtiles.

À travers un développement en 4 parties voici une plongée dans les non-dits de la pratique : ceux qu’on tait, qu’on pense être seuls à ressentir, mais qui nous traversent tous, un jour ou l’autre.


1/ L’absence de compétition n’exclut pas la comparaison

L’Aïkido est un art martial sans compétition. Toutefois l’absence de compétition n’exclut ni la comparaison ni la mise en concurrence.

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Sur le plan humain, la comparaison est quasi inévitable : on se compare aux autres pratiquants qui sont plus précis techniquement, plus mobiles, plus gradés, et on peut même avoir peur de faire perdre son temps à l’autre.

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Bien sûr, ces doutes sont souvent le reflet d’un manque de confiance en soi, mais la comparaison est irrationnellement humaine.

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Par ailleurs, la comparaison interpersonnelle est alimentée par la mise en concurrence des pratiquants :

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Les grades sont pour moi, l’équivalent d’un examen et les compétitions l’équivalent d’un concours…et pour faire le parallèle avec notre système éducatif, même à l’école, les élèves sont mis en concurrence du fait qu’on identifie le premier de la classe et le dernier (et à mon époque, les enseignants rendaient parfois les copies dans l’ordre de notation…).

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N’y voyez pas de critique sur l’absence de compétition en Aïkido, mais un simple constat : l’absence de compétition n’enlève pas la comparaison, ni les rivalités.

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Par conséquent, choisir l’Aikido parce qu’il n’est pas un art martial compétitif peut être une décision biaisée et demande surtout à ce qu’on s’interroge sur la manière dont on se représente la compétition :

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  • On peut pratiquer un art martial compétitif sans faire de compétition

  • On peut pratiquer un art martial non compétitif en étant mis en concurrence

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  • Et surtout, la compétition n’est pas toujours synonyme d’agressivité.

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Par ailleurs, en l’absence de compétition, il n’y a pas de cadre pour limiter les comparaisons parfois irrationnelles entre pratiquants :

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  • On se compare à un pratiquant d’un autre sexe

  • On se compare à un pratiquant d’un autre âge

  • On se compare à un pratiquant d’un autre grade

  • On se compare à un pratiquant plus expérimenté

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Or, ces différents critères sont pris en compte dans le cadre de la compétition, qui établit des catégories de poids, de sexe, d’âge ou autre.

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Conclusion : si on voulait enlever toute dimension concurrentielle dans la pratique de l’Aïkido, on ne passerait pas de grades et on se concentrerait sur l’acquisition de compétences dépassant le simple niveau technique (montée en compétence par rapport aux objectifs de progression de l’élève, incarnation des valeurs de l’Aïkido), et cela dans une évaluation continue. Il existe des pratiques dans lesquelles la progression est strictement individuelle, comme au Yoga.

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Je précise que je ne remets pas en question les passages de grades qui m’ont personnellement permis de renforcer ma confiance en moi. Mais penser que l’absence de compétition enlève toute dimension comparative et concurrentielle est pour moi un leurre qui invite à questionner la réalité de la compétition et ce que l’on fuit lorsqu’on veut l’éviter.


2/ C’est quoi la maturité en Aïkido ?

Cette question de comparaison mène naturellement à une autre : comment mesurer la maturité d’un pratiquant ? Car au-delà des grades ou de l’ancienneté, c’est l’attitude face à soi, à l’autre, et à l’égo, qui permet de l’évaluer.

En Aïkido, on entend régulièrement parler de maturité dans la pratique. Mais concrètement qu’est-ce que ça veut dire ?

 

  • La maturité, est-ce seulement l’ancienneté ? Le grade ? 

 

Pour moi, la maturité se situe dans la pratique mais également dans l’attitude sur le tatami.

 

1/ La maturité technique

La maturité dans la pratique, c’est une maturité technique. Il s’agit d’acquérir une précision plus fine dans les mouvements que l’on réalise, et par conséquent une maîtrise des clés mécaniques et anatomiques pour être efficace sans blesser et sans forcer.

Concrètement : faire passer un kote gaeshi sans briser un poignet par exemple. Et plus généralement, considérer que le plus important, n’est pas le fait de « passer une technique » que de travailler en harmonie avec son partenaire (sinon, on ferait la compétition). Et pourtant, j’ai déjà vu plusieurs reprises des pratiquants de grades élevés, s’acharner pour faire passer des techniques en force, laissant ainsi l’égo dominer l’échange.

 

2/ La maturité martiale

La maturité dans la pratique réside également dans les attitudes martiales : développer une certaine fluidité sans tomber dans la précipitation, adapter son rythme à celui de son partenaire ou encore, ne pas lui imposer des chutes qu’il ne peut pas encaisser. En somme, composer avec le pratiquant que l’on a devant soi. Encore une fois, on ne pratique pas seul, et l’objectif n’est pas de gagner mais de s’harmoniser. Le comprendre et le mettre en application est un gage de maturité comportementale et martiale sur le tatami.

 

3/ La maturité du pratiquant ne peut se limiter au tatami

La maturité sur le tatami, c’est une maîtrise de ses émotions. Et cette maîtrise de soi est une forme de sagesse dans la pratique qui implique de gérer les débordements émotionnels sur les tatamis mais également en dehors. On ne peut pas développer une pratique mature si on se laisse déborder et dépasser parce que l’on vit. L’Aïkido est un art martial qui engage deux pratiquants :  c’est pourquoi, il est bien trop dangereux de pratiquer à deux lorsqu’on est incapable de contenir sa rage, son amertume, ou sa tristesse. Et pour développer une maîtrise de soi sur le tatami, il est important de commencer dans la vraie vie. 

Conclusion :

En résumé, la maturité en Aïkido, ce n’est pas un grade ou un nombre d’années d’expérience. C’est une maîtrise technique qui combine précision et préservation de l’intégrité du partenaire. La maturité, c’est une attitude martiale qui invite à la prudence, à la vigilance, mais également à l’harmonisation avec l’autre. Enfin, la maturité, c’est ce travail à faire sur la gestion de notre ego sur le tatami, dans l’enceinte du Dojo, mais également en dehors. Un pratiquant intègre est déjà un pratiquant mature.


3/ Le paradoxe de la recherche de perfection dans une discipline vivante

Mais même avec de la maturité, il reste un piège courant : celui de vouloir être parfait, lisser les défauts, masquer ce qui dépasse. Dans une discipline aussi codifiée que l’Aïkido, la quête de perfection peut devenir une obsession… au détriment de ce qui fait la richesse de la pratique.

Reproduire une technique du mieux possible est un objectif en Aïkido.

C’est pourquoi, chercher la précision ou tendre vers un perfectionnement est un moteur de progression.

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Le problème, c’est que lorsqu’on ne jure que par la perfection, on finit par dénigrer tout ce qui ne l’est pas.

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Et paradoxalement, on finit par effacer ce qui rend l’Aïkido vivant !

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Dans  Aïki Talk Podcast, Stéphane Ethève rappelle que :

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📌 L’Aïkido est une discipline vivante

📌 Figer une technique pour la rendre “parfaite”, c’est illusoire

📌 Progresser, c’est aussi accepter l’imperfection de notre pratique

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Pourtant, bien souvent, on ne cherche à montrer que la perfection.

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📸 Des enseignants refusent de voir des photos où leur posture n’est pas parfaite.

📸 Les vidéos sont coupées dès qu’un mouvement est mal exécuté.

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C’est d’ailleurs pour ça que je trouve que les photos d’Aikido prises par des non-pratiquants peuvent être intéressantes (et j’en profite pour dire bravo au travail de Laure Photo Aikido qui sait faire ressortir l’humanité et l’expression faciale des pratiquants sans se focaliser sur la perfection de la technique ou de la posture).

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Car en fin de compte, un non pratiquant ou un néophyte ne verra pas une erreur technique, il verra l’énergie du mouvement.

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Si l’on veut promouvoir l’Aïkido auprès du grand public, montrer des images figées et lisses n’a pas grand intérêt.

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Ce que les gens retiendront, c’est la dynamique, la connexion entre les deux partenaires ou encore, l’intensité des mouvements.

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Alors pour faire simple, je dirais : tendre vers la perfection, pourquoi pas. Mais masquer l’imperfection, non.

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👉 Et vous, vers quoi tendez-vous dans votre pratique ?


4/ Chute claquée : quelle utilité ?

Ça fait un moment que j’ai envie d’écrire sur les chutes enlevées, ou claquées en Aïkido.

Pendant longtemps, j’avais honte de dire que je n’aimais pas ça ou que certaines d’entre elles me faisaient peur.
Or, de récentes observations m’ont fait prendre mon courage à demain pour m’exprimer sur ce sujet.

En échangeant avec des pratiquants et des pratiquantes de mon club, j’ai pris conscience que je n’étais pas la seule à ne pas raffoler de ce type de chute, et ce, peu importe le niveau technique du pratiquant.

Pour ma part, j’ai identifié quelques raisons :

✅ Je peux avoir des appréhensions physiques sur certaines chutes enlevées, principalement lorsque j’ai l’impression de me jeter dans le vide, ou encore, lorsque j’ai l’impression de ne rien contrôler (Sur Tenchi Nage, ou sur Shihonage)

✅ La chute n’est pas une partie de plaisir en soi : Je suis capable de la réaliser techniquement dans la plupart des cas, mais ce n’est pas toujours sans appréhensions physiques. Autrement dit, si elle est évitable, je l’évite.

✅ Je ne suis pas forcément convaincue qu’elles soient très écologiques pour le corps, surtout à terme. Lorsque je sens de temps en temps une vibration sur l’ensemble de ma colonne vertébrale, je me dis que le choc peut être traumatisant pour le corps.

✅ Au niveau de l’efficacité, je ne suis pas non plus convaincue. Déjà, parce que la chute enlevée ne marche que sur un tatami relativement moelleux (essayez sur parquet ou sur le tatami de l’Aikikai et vous comprendrez pourquoi peu de pratiquants en font), et ensuite parce qu’il y a d’autres manières de pouvoir annuler une technique sans forcément tourner autour de son propre axe. Enfin, dans un certain nombre de cas, je ne trouve pas que la chute enlevée soit la meilleure manière de rebondir pour ré-attaquer, alors que la chute arrière permet plus facilement d’être à nouveau opérationnel.

D’ailleurs, en ce qui concerne la pratique des chutes à l’Aikikai, j’ai échangé avec Michael Thai, 5e dan, qui pratique régulièrement au Hombu dojo, à qui j’ai posé la question de pourquoi les chutes enlevées étaient peu pratiquées : hormis la dureté du tatami et le manque de place, Michael m’a confié que les chutes arrière ou latérales étaient privilégiées car elles sont plus accessibles aux pratiquants, mais également parce qu’elles permettent de rester plus longtemps dans la technique (tout en confiant que lorsqu’on est jeune et encore en forme, rien n’empêche de se lâcher un peu !)

Ceci dit, j’admets volontiers que la chute en élevée ou claquée est esthétique, C’est d’ailleurs en visionnant des vidéos YouTube ces Ukemis aériens que l’Aikido m’a séduit. Et je comprends tout à fait que l’aspect visuel de la chute enlevée ou claquée, puisse séduire lors des démonstrations. J’entends également que les sensations sont beaucoup plus fortes lorsqu’on peut se lâcher dans sa pratique avec ce type de chute.

Mais la chute enlevée ou claquée est une option et non une obligation pour moi. Elle peut être pratiquée si les conditions de sécurité sont réunies et si le corps le permet également.

Être un bon Uke, ce n’est pas forcément partir en chute enlevée, c’est surtout se rendre disponible et présent tout au long de la technique. Si la chute claquée le permet, alors pourquoi pas ! Mais si la chute anticipe la rupture du contact, il faut se poser la question du sens de cet ukemi.

Enfin, rien ne rend plus visible notre rapport à l’ego, à la peur et au jugement que la manière dont on chute. Les chutes spectaculaires sont valorisées, filmées, admirées… mais elles ne conviennent pas à tout le monde. Et c’est là que se joue une forme d’injonction silencieuse.


Conclusion

Entre comparaison, maturité, perfectionnisme et peur du regard, l’ego en Aïkido ne se manifeste pas frontalement — il s’insinue. Il ne s’agit pas de le rejeter, ni de prétendre l’avoir transcendé, mais bien de le reconnaître, de l’apprivoiser, et de faire avec, en conscience.

Parce qu’au fond, pratiquer l’Aïkido, c’est aussi apprendre à se rencontrer — dans ses forces, mais surtout dans ses failles.

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