Stéphane Etheve, 5e dan UFA et représentant du Pole Jeunes de la Ligue Réunion nous propose ici une réflexion issue de nos discussions sur ces thermes qu’on emploi sans toujours questionner. Dans cet article, il est question de la contraction qu’on oppose souvent au relâchement en Aikido. Deux termes mis en abîme par l’adaptabilité, une aptitude valorisée dans notre pratique, sans pour autant être vraiment expliquée. La contraction musculaire est-elle un problème en Aikido ? Ne doit-elle pas être distinguée de la raideur ? De même, comment atteindre cette fameuse disponibilité ? Autant de questions auxquelles Stéphane Ethève répond dans cette interview avec des exemples concrets. Bonne lecture.

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Q1. Pour commencer, peux-tu nous dire ce que tu entends par “contraction” dans la pratique de l’Aïkido ?

 

Je fais généralement une distinction à deux niveaux quand je parle de contraction en Aïkido : d’un côté, l’aspect physiologique et anatomique, et de l’autre, l’aspect mental et émotionnel.

Sur le plan physiologique, la contraction musculaire est tout simplement indispensable au mouvement. c’est simple : sans contraction musculaire, on ne bouge pas.

On ne lève pas le bras, on ne fait pas un pas… Même au repos, il y a un tonus musculaire permanent qui permet au corps de tenir debout, de maintenir une posture. En Aïkido, dès qu’on déclenche une attaque – par exemple un shomen uchi – une multitude de muscles entrent en jeu. Les jambes assurent l’ancrage et le déclenchement de l’action, avec les fessiers, les quadriceps, les mollets ; le gainage abdominal et les muscles dorsaux stabilisent le tronc ; les épaules, les bras, les avant-bras et la main prennent le relais pour élever, guider, frapper. Bref, le mouvement est global, il engage tout le corps, et tout ça repose sur une mise en tension maîtrisée.

Mais je précise bien : il ne faut pas confondre contraction utile avec raideur ou crispation. La raideur, pour moi, c’est une contraction mal placée, excessive ou inadaptée, qui vient bloquer le mouvement au lieu de le servir. Elle casse la fluidité, elle coupe la continuité corporelle. Une articulation verrouillée, un muscle trop contracté ou activé trop tôt, et le mouvement devient saccadé, lourd, inefficace, dur, maladroit, parfois même douloureux (pour moi ou pour le partenaire…).

La crispation, elle, a une composante plus émotionnelle : elle traduit souvent une peur de mal faire, un excès de volonté, un manque de confiance. C’est une tension inutile, souvent inconsciente, qui rigidifie le geste et perturbe le rapport au partenaire. Je l’observe souvent chez les débutants, mais elle peut aussi ressurgir dans des moments de pression, même chez des pratiquants expérimentés. On veut “bien faire”, on anticipe, on se tend… et le corps se ferme. Résultat : la respiration se bloque, les appuis se figent, et le mouvement perd en efficacité.

C’est pour ça qu’en Aïkido, on cherche à éviter toute forme de durcissement. Je ne dis pas qu’il faut un relâchement mou ou passif, mais bien une contraction orientée, vivante, connectée. Il y a une mise en tension nécessaire, mais elle doit être juste, au bon moment, et au bon endroit.

Sur le plan mental, je dirais que la contraction est souvent une fermeture intérieure. Quand on a peur, quand on doute, quand on est dans la retenue ou la crispation mentale, ça se répercute directement sur le corps. Les pensées se figent, l’attention se rétrécit, le souffle devient court… et le geste perd sa qualité. Le mental contracté, c’est celui qui tourne en boucle, qui anticipe trop, ou qui reste bloqué sur une intention figée. Et tout ça, je l’ai vécu – comme tout le monde, je pense – surtout dans mes premières années de pratique.

Mais j’ai appris, avec le temps, qu’on peut cultiver un état mental plus souple, plus disponible. La sérénité, ce n’est pas quelque chose qui tombe du ciel : ça se travaille, ça se construit à travers la répétition, l’écoute, la respiration, la qualité de la relation au partenaire. Moins je suis pris par le mental, plus je laisse de place à l’action juste. Et cette qualité mentale influence directement ma capacité à doser mes contractions physiques de manière intelligente.

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Q2. À l’inverse, comment définis-tu le “relâchement” ? Est-ce l’absence totale de tension ?

Pour moi, le relâchement ne veut pas dire “pas de contraction”. On en a parlé juste avant : sans contraction, on ne bouge pas. Ce n’est donc pas une absence d’action, ni une sorte de mollesse ou de passivité. On ne doit pas se transformer en méduse (même si elles flottent avec beaucoup de grâce). Le relâchement, c’est l’absence de tension inutile, c’est-à-dire juste la dose de contraction nécessaire à l’action. Rien de plus, rien de moins.

“Le relâchement ne veut pas dire “pas de contraction”. On en a parlé juste avant : sans contraction, on ne bouge pas”

Je crois profondément que le relâchement est d’abord une question d’intention juste. Si uke comme tori sont sincèrement engagés dans la relation, sans volonté de dominer ou de se défendre à tout prix, alors la tension inutile disparaît. Le geste devient fluide, l’interaction devient lisible. À ce moment-là, le relâchement n’est plus un effort, c’est une conséquence naturelle d’une relation équilibrée. C’est peut-être plus un état d’esprit qu’un état physique. On est pleinement là, sans crispation, sans peur de faire mal, sans peur d’avoir mal. C’est un vrai travail de confiance – dans le partenaire, dans le cadre, et aussi dans soi-même.

Et soyons honnêtes : apprendre à se relâcher, c’est difficile. Très difficile même. Il ne suffit pas de dire à un élève “relâche-toi” pour qu’il y arrive. C’est un peu comme dire à quelqu’un qui a le vertige “ben saute, fais confiance”. Facile à dire… L’élève peut très bien ne pas sentir sa tension. Peut-être qu’il pense déjà être détendu alors que tout son corps fonctionne comme un amortisseur grippé. Il est censé absorber et accompagner le mouvement, mais il bloque au lieu de s’adapter. Résultat : ça cogne, ça secoue, et ça casse la fluidité de l’action. Peut-être qu’il ne sait même pas comment faire pour dégripper l’amortisseur et relâcher quoi que ce soit.

Je ne connais pas de remède miracle. Mais je pense qu’il faudrait prendre le temps d’expliquer comment ça fonctionne – sur le plan musculaire, mais aussi sur le plan mental. Comprendre le mécanisme, ça aide à changer. Ou alors, il faudrait qu’on invente un système de capteurs lumineux qui s’allument dès qu’un muscle est trop contracté… (rire). Mais en attendant, je crois que le meilleur outil, c’est le ressenti, le retour d’expérience, et le feedback pertinent.

Parce que quand un mouvement est vraiment relâché, ça se voit, ça s’entend, ça se ressent. Il est fluide, naturel et ne heurte pas. Et, chose contre-intuitive : il peut être à la fois doux et puissant. Ce n’est pas un relâchement “faible”, c’est un relâchement “efficace”. Il laisse passer l’énergie, il permet l’adaptation, il ouvre la relation.

À l’inverse, le manque de relâchement, ça donne quoi ? Des gestes saccadés, une respiration bloquée, un regard figé, de la dureté, voire de la violence involontaire. Et paradoxalement, moins on est relâché, moins on est puissant. On compense par la force brute (à ne pas confondre avec la puissance), mais c’est de l’énergie gaspillée, dispersée, inefficace. C’est le contraire de l’Aïkido.

Peut-être qu’au lieu de dire “relâche-toi”, il vaudrait mieux montrer les conséquences d’un manque de relâchement, faire ressentir ce que ça bloque, ce que ça empêche, ce que ça coûte.

C’est souvent beaucoup plus parlant. Et surtout, on peut guider progressivement le pratiquant vers cet état de disponibilité – pas en l’exigeant, mais en l’accompagnant.

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Q3. Est-ce qu’on peut être relâché tout en restant efficace dans une technique ? Comment trouves-tu cet équilibre ?

Bien sûr que oui ! Je dirais même que c’est la condition sine qua non pour être efficace. Sans relâchement, sans capacité d’écoute, on agit à côté. C’est dans un corps relâché qu’on peut affiner sa perception, sentir ce qui se passe au contact, écouter le partenaire. Et c’est cette qualité de perception qui permet ensuite une réaction juste, un geste juste, et donc une technique efficace.

Être efficace, pour moi, ce n’est pas casser le bras du partenaire. Si c’est ça l’idée qu’on se fait de l’efficacité, alors je ne suis pas d’accord. Ce n’est pas de l’efficacité, c’est de la brutalité. Être efficace, c’est proposer au partenaire – que je sois uke ou tori – juste la quantité d’énergie qu’il est capable de recevoir à cet instant. Et ça, je ne peux le faire que si je l’écoute, si je suis en lien, si je m’adapte. Bref : si je suis relâché.

Le relâchement, dans ce sens, n’est pas un abandon ou une mollesse, mais une disponibilité physique et mentale, qui permet de s’ajuster au plus juste, parfois d’un simple contact. C’est ce relâchement qui permet l’adaptabilité. Et cette adaptabilité est le cœur même de l’efficacité en Aïkido.

Mais je ne vais pas mentir : ça ne vient pas tout de suite. Il faut du temps, des années et des années de pratique, et surtout beaucoup de partenaires différents. Le corps enregistre tous ces contacts au fil du temps. Et plus les partenaires sont variés, plus je développe de la sensibilité. Et cette sensibilité-là, elle ne s’exprime que dans un corps relâché.

Finalement, je dirais que l’efficacité ne se cherche pas dans la force ou la technique pure, mais dans la qualité de relation que je crée, et dans la finesse d’ajustement que je suis capable de mobiliser à travers mon relâchement. Pour moi, tout est là.

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Q4. Quand on parle d’”adaptabilité” en Aïkido, de quoi parle-t-on exactement ? À quoi ou à qui doit-on s’adapter ?

Si je prends la définition du Larousse, l’adaptabilité, c’est « la faculté de s’adapter à de nouveaux milieux ou de nouvelles situations ». Et dans la pratique de l’Aïkido, je dirais que c’est une condition sine qua non pour être juste… et efficace.

Pour moi, s’adapter, c’est accepter ce qui se présente, sans chercher à le tordre dans le sens qu’on voudrait lui donner. C’est être capable de percevoir ce que propose mon partenaire, qu’il soit uke ou tori, et d’y répondre sans opposition, dans le respect de la situation. Si son attaque est directe, j’y réponds directement. Si elle est oblique, je m’ajuste. Si elle est rapide, je suis rapide. S’il est relâché, je reste ouvert.

L’adaptabilité, ce n’est pas une soumission molle. C’est une réponse vive, lucide, calibrée. Et ça passe forcément par le relâchement. Parce qu’un corps trop contracté, rigide n’écoute pas. Il impose. Il est comme un ressort compressé : il explose ou il bloque, mais il ne s’ajuste pas.

Je compare souvent cela à deux engrenages mécaniques. Quand les dents sont bien usinées, bien alignées et que l’ensemble est bien lubrifié, les engrenages s’emboîtent naturellement, ça tourne avec fluidité, tout passe sans accroc. En revanche, si les dents ne correspondent pas, ou si l’un des engrenages est grippé, trop rigide, trop forcé, alors ça coince, ça frotte, ça casse. Rien ne passe correctement.

En Aïkido, l’adaptabilité, c’est exactement ça : trouver le bon calage, le bon tempo, la bonne interface avec mon partenaire. Et pour ça, il faut sentir, écouter, être disponible. Il faut que le système nerveux soit calme, que l’attention soit posée, et que le corps soit prêt à se mouvoir dans n’importe quelle direction sans résistance inutile.

Mais évidemment, comme pour tout le reste, ça ne s’apprend pas en deux semaines. Il faut du temps, de l’expérience, une grande variété de partenaires, de situations, de contextes. Et surtout, il faut un travail de fond sur le relâchement – physique autant que mental – pour laisser de la place à cette capacité d’ajustement.

C’est là que la pratique du jiyu waza, du henka waza ou même du kaeshi waza devient passionnante : ces formes-là nous plongent dans l’inconnu, nous forcent à sortir du schéma connu, et donc à faire appel à notre capacité réelle d’adaptation.

C’est dans le relâchement que se développe la sensibilité, et c’est grâce à cette sensibilité qu’on peut vraiment s’adapter.

Alors oui, à mon avis, l’adaptabilité, c’est une compétence centrale en Aïkido. Et c’est bien plus que “changer de technique quand ça coince” : c’est un art d’écoute et de présence. Et comme pour les engrenages… mieux vaut être bien huilé.

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Q5. Penses-tu que ces trois notions – contraction, relâchement, adaptabilité – sont liées ? Si oui, comment ?

Oui, clairement ! Et quelque part, j’y ai déjà un peu répondu juste avant. Ces notions sont intimement liées et forment un système vivant, un triangle d’équilibre essentiel à la pratique de l’Aïkido.

La contraction maîtrisée permet le mouvement, le relâchement permet l’écoute, et l’adaptabilité naît de cette combinaison subtile. L’un sans l’autre, ça ne fonctionne pas. Trop de contraction empêche l’adaptabilité. Trop de relâchement sans tonus, et on s’écroule… sous le coup de la gravité, du poids du partenaire ou par la force de son attaque. Bref, c’est un équilibre vivant, fin, parfois instable, mais essentiel à construire et à ajuster en permanence.

Bref, pour moi, ces trois dimensions ne sont pas juste liées, elles s’entrelacent. Elles se complètent, se corrigent mutuellement. C’est dans leur interaction que naît la justesse du geste… et peut-être même l’esprit de l’Aïkido.

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Q6. Dans une séance type, comment travailles-tu ces aspects ? Est-ce que tu les intègres dès l’échauffement ou plutôt pendant les techniques ?

Je dirais que tout commence dès l’échauffement. Les mouvements d’Aïkitaiso ne sont jamais exécutés “juste pour s’échauffer” — ils ont une intention, une direction. J’essaie de les proposer dans une double attention : mentale et physique. D’un côté, je cherche à amener les élèves à se détendre mentalement, à se connecter à leur corps et à leur souffle. De l’autre, je les invite à mobiliser la contraction musculaire la plus juste possible : pas trop, pas trop peu. Le bon tonus, ni plus ni moins. C’est une sorte de mise en accord entre le mental et le corps.

Parfois, je propose aussi des échauffements et préparations physiques plus toniques. Pas pour faire du “body beach”, hein ! 😄 Mais pour travailler le gainage, l’ancrage, surtout sur les membres inférieurs : squats, gainage abdominal et scapulaire. L’objectif ? Renforcer la base pour permettre au haut du corps de se relâcher. Un bon relâchement dans les bras commence souvent par des jambes solides.

Dans le déroulé des cours, je prends toujours le temps de passer avec mes élèves, comme uke et comme tori. C’est souvent dans le contact direct que je peux leur faire sentir ce que j’attends : tension excessive, raideur inutile, crispation mentale.

Je ne me contente pas de dire “relâche-toi”. Franchement, qui peut se relâcher sur commande, juste parce qu’on lui a dit de le faire ? Personne.

Il faut créer les conditions pour qu’il comprenne comment faire. Parfois, il suffit que je mobilise moi-même une articulation bloquée (un poignet, un coude…) pour que l’élève sente la différence. D’autres fois, je propose des éducatifs progressifs, qui amènent à la technique petit à petit, sans tout montrer d’un coup. L’élève découvre par lui-même. Ce n’est pas toujours immédiat, parfois ça ne marche pas, et dans ce cas… je change d’approche. C’est ça aussi, s’adapter.

J’accorde une vraie place au travail lent, à la pleine conscience du geste. J’aime bien dire que ce qu’on sait faire lentement aujourd’hui, on saura le faire vite demain. Et c’est dans cette lenteur qu’on peut percevoir les tensions inutiles, les blocages, les déséquilibres. Je n’hésite pas à faire des retours précis : “tu étais trop dur”, “tu as fait mal”, “ta chute était trop en avance ou trop tardive”. Ce sont des indicateurs précieux pour comprendre ce qui bloque — physiquement ou mentalement.

Je crois aussi à la richesse du travail entre niveaux différents. En Aïkido, il n’y a pas de catégorie de poids ou d’âge. Travailler avec quelqu’un de plus expérimenté permet d’observer un relâchement plus abouti, une qualité d’engagement différente. Et parfois, surprise : c’est le gradé qui est plus raide que le débutant. Et là, c’est le gradé qui apprend. C’est l’un des plaisirs de notre discipline : on apprend tous, tout le temps.

En tant que chef d’orchestre, je dois aussi faire attention au gabarit de mes élèves. J’ai plutôt un gros gabarit (1,80 m pour 84 kg — oui, j’ai perdu un peu de poids 😁). Il est évident que des élèves de plus petite taille ou plus légers ne peuvent mécaniquement pas faire exactement les mêmes gestes que moi, de la même manière. Ce serait une aberration pédagogique (une impasse didactique, même).

Exiger une reproduction stricte du geste, sans tenir compte des différences anatomiques, génère de la tension mentale et physique, et va totalement à l’encontre du relâchement.

Dans mes cours, je dois donc apporter des solutions qui conviennent à chacun. Et ces solutions sont toujours mécaniques, ou plutôt biomécaniques. La connaissance nourrit la compétence : comprendre son propre corps, c’est déjà commencer à comprendre celui de l’autre. Apporter des adaptations selon les morphologies permet aux élèves de s’organiser corporellement de manière plus fluide, plus relâchée, plus naturelle.

Enfin, tout repose sur une mise en confiance. Il faut que les élèves se sentent suffisamment en sécurité pour oser se relâcher, pour s’écouter eux-mêmes, pour explorer. En tant qu’enseignant, je dois me voir comme un chef d’orchestre qui connaît ses musiciens, leurs instruments, leurs sensibilités. La musique, c’est la technique. L’instrument, c’est le corps. Et c’est dans cette écoute-là, dans cette finesse de jeu, que le relâchement prend tout son sens.

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Q7. Est-ce que ces notions évoluent avec l’expérience du pratiquant ? Un débutant peut-il comprendre ou intégrer cela ?

Oui, clairement. La compréhension et l’appropriation de ces notions — la contraction, le relâchement, l’adaptation — évoluent avec le temps, l’entraînement, l’expérience. Je l’ai un peu dit plus haut : plus on pratique avec des partenaires différents, plus on enrichit son intelligence corporelle. Le corps apprend par l’expérience, par l’ajustement, par le vécu. Ce n’est pas qu’une question de compréhension intellectuelle. Ce qu’on apprend, si on veut vraiment le vivre, le transmettre, le faire vivre à l’autre, on doit l’avoir “en corps”, pas seulement en tête.

Et cela prend du temps, beaucoup de temps. Des heures, des semaines, des années… des heures de pétrissage, comme je dis souvent. Il faut du travail patient, régulier, engagé. Ça ne s’acquiert pas en deux ou trois entraînements. Si c’était le cas, nos dojos seraient remplis d’experts ! 😄

Ce qui est intéressant, c’est que chez les débutants, ces trois notions sont souvent intellectualisées assez vite. Ils comprennent ce qu’on leur dit. Mais le corps, lui, ne suit pas encore. Il y a un décalage entre la conscience et l’action. Le corps continue de s’accrocher, de forcer, de se crisper. Et c’est normal. Il faut accepter ce temps de maturation. Il faut que les élèves passent par des phases d’essai, d’erreurs, de sensations, parfois inconfortables. Le relâchement, ça ne s’impose pas, ça se découvre si je puis dire.

Bien sûr, certains vont plus vite que d’autres. Par leur vécu, leur morphologie, leur pratique corporelle passée, leur capacité à se remettre en question… Mais ce n’est pas une course. Ce qui compte, c’est l’engagement sincère dans le processus.

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Q8. As-tu un ou deux exemples concrets de situations où ces notions se manifestent clairement dans l’exécution d’une technique ?

Oui, bien sûr, mais c’est une question difficile. À vrai dire, toutes les situations d’apprentissage en Aïkido demandent d’une manière ou d’une autre la mise en œuvre de ces compétences. De l’exercice le plus simple à la réalisation technique la plus complexe, tout est prétexte à travailler le relâchement, la gestion de la contraction musculaire et l’adaptabilité. Ce sont des compétences transversales, omniprésentes dans la pratique.

Mais bien évidemment, tout dépend du contexte, du niveau de l’élève, de ses capacités, de la difficulté de la tâche. Les exigences techniques ne sont pas les mêmes selon qu’on est sur un travail très structuré ou dans une situation plus ouverte. Tout est donc relatif : les exigences de la tâche définissent les ressources à mobiliser. Un mouvement basique — par exemple Ai Hanmi Katate Dori Ikkyo — pour un débutant n’exige pas le même niveau de finesse musculaire ou de relâchement qu’un enchaînement de techniques à haute intensité. Pourtant, dans les deux cas, le principe reste le même : être présent, à l’écoute, et mobiliser juste ce qu’il faut, ni plus ni moins.

Et ce qui est surprenant, c’est que très souvent, lorsqu’on demande à des pratiquants gradés de réaliser ce même mouvement basique, ils semblent tout aussi tendus, contractés, voire crispés qu’un débutant. Pourquoi ? Parce qu’ils sont sortis de leur zone de confort, là où leur mobilité et leurs automatismes facilitent l’exécution. Ce retour à la simplicité bouscule leurs habitudes, les met face à des détails qu’ils avaient cessé d’observer, et cela génère de la tension, qu’elle soit physiologique ou mentale.

C’est là tout l’intérêt d’un travail lent, d’un retour aux fondamentaux, d’un pétrissage corporel répété, avec des partenaires de morphologies et d’intentions variées. C’est aussi pour cela que je prends le temps d’observer, de corriger, de faire expérimenter différentes situations, de proposer des éducatifs adaptés. Parce que le corps n’apprend pas en surface : il a besoin d’un ancrage sensoriel, d’un dialogue sensorimoteur profond, pour intégrer véritablement ces notions.

Mais si je devais tout de même isoler une situation particulièrement favorable au développement de ces compétences, je dirais que la pratique du Henka Waza est un très bon exemple. Cette situation, en apparence ludique ou libre, est en réalité extrêmement complexe. Elle exige, de la part de uke et de tori, une écoute très fine, une capacité d’adaptation instantanée, et une gestion extrêmement précise du tonus musculaire, du relâchement, de la respiration, du timing… Pour que le changement de technique s’effectue avec fluidité, les deux partenaires doivent être dans une forme de présence totale.

Lorsque le Henka Waza est pratiqué avec qualité, attention et sincérité, il devient un véritable révélateur du niveau de compréhension et d’intégration de ces principes. Si la fluidité est là, c’est que l’adaptabilité, le relâchement, la gestion tonique sont là aussi.

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Q9. Et du côté de Uke, comment ces notions s’expriment-elles ?

Je crois que le rôle de Uke est souvent mal compris — voire sous-estimé. Trop souvent, on le réduit à une fonction “utilitaire” : attaquer, chuter, et disparaître. Mais en réalité, Uke n’est pas un simple exécutant, c’est un véritable partenaire d’étude, un révélateur de justesse, un co-créateur de la pratique. Et à ce titre, les notions de contraction, de relâchement et d’adaptabilité y sont tout aussi essentielles — peut-être même plus exigeantes encore que pour Tori.

Contraction, d’abord. Uke doit attaquer avec une intention claire, sincère, et structurée. C’est une forme de disponibilité offensive, mais sans crispation. Ce n’est pas une charge aveugle, ni une attaque molle. Il s’agit de générer une énergie orientée, mais organique, qui laisse place à la relation. Trop de tension bloque le dialogue, trop peu le rend flou. Et je le rappelle ici : la contraction est indispensable à l’action. Sans elle, il n’y a ni mouvement, ni attaque, ni présence. Ce n’est donc pas la contraction en soi qu’il faut éviter, mais l’excès, la crispation ou la raideur non adaptée à la situation.

Le relâchement, ensuite, est au cœur de la qualité de réception. C’est lui qui permet à Uke d’absorber, d’accompagner, de chuter sans heurter, sans subir. Un Uke relâché n’est pas un Uke passif, bien au contraire : c’est un Uke fin, à l’écoute, capable de sentir les micro-ajustements de Tori et d’y répondre avec fluidité. Il sait céder sans s’effondrer, suivre sans anticiper, s’adapter sans s’effacer. Ce relâchement est à la fois physique et mental : il libère le mouvement et ouvre la qualité relationnelle.

Et justement, c’est là que l’adaptabilité prend tout son sens. Un bon Uke, c’est quelqu’un qui reste pleinement vivant dans l’échange, qui perçoit les ajustements de Tori et qui ajuste à son tour. Un bel exemple, pour moi, c’est encore une fois, dans la pratique du Henka Waza. Dans ces formes où la technique change en cours de route, parfois sans annonce préalable, Uke doit être totalement disponible. Il ne peut pas s’accrocher à une forme figée, ni s’attendre à un déroulement mécanique. Il doit rester ouvert, mobile, centré, prêt à transformer son action à chaque instant. Et ça, ce n’est possible que si la contraction est maîtrisée, le relâchement réel, et l’attention totalement présente. Le Henka Waza révèle sans triche notre capacité de présence adaptative — des deux côtés.

Ce qui me chiffonne profondément, c’est que ce rôle de Uke est encore trop peu valorisé — et trop peu pratiqué, y compris par certains enseignants. J’ai vu — et je continue de voir — beaucoup de cours où les sensei restent au centre, montrent les techniques, parfois même très bien, mais ne prennent jamais le rôle de Uke. La raison leur appartient, je ne juge pas, mais j’en tire une conviction forte : quand on ne fait pas Uke, on n’enseigne que 40 % de l’Aïkido. On passe à côté de tout un pan de l’art — celui de recevoir, d’écouter, de sentir ce que l’autre propose, d’ajuster son corps à une dynamique imposée, de chuter sans rompre la relation. Ce sont des compétences essentielles, non seulement pour progresser soi-même, mais aussi pour mieux comprendre ce qu’on demande à nos élèves.

Être Uke, ce n’est pas apprendre à tomber, c’est apprendre à écouter, à lire l’autre, à sentir les instants subtils où tout bascule. C’est souvent dans ces moments que naît la vraie compréhension du mouvement, pas quand on le “fait” à l’autre, mais quand on le “reçoit” pleinement.

D’ailleurs, je le dis souvent à mes élèves : on devient un bon Tori en étant un bon Uke. Si on évacue ce rôle, on évacue la moitié de la pédagogie, de l’expérience, de la relation. Uke n’est pas un rôle d’attente, mais un rôle d’engagement, de responsabilité, et d’éveil. C’est aussi une école d’humilité, car c’est dans la réception qu’on accepte d’être déstabilisé, transformé, et parfois mis à nu.

Pour toutes ces raisons, je crois qu’en Aïkido, on ne devrait jamais cesser de travailler le rôle de Uke. C’est un espace d’exploration aussi riche, subtil et exigeant que celui de Tori. Et tant qu’on continue à séparer les deux comme si l’un était plus “noble” que l’autre, on se coupe d’une partie profonde de ce que cet art peut nous offrir.

D’ailleurs — et je le dis à moitié en plaisantant, mais à moitié seulement — je crois que le jour où je ne pourrai plus faire Uke, j’arrêterai d’enseigner l’Aïkido. Je continuerai bien sûr à le pratiquer, à le vivre, à l’explorer autrement… mais enseigner sans jamais se laisser déséquilibrer, sans chuter, sans écouter depuis le rôle de Uke ? Non merci. Ce serait comme vouloir apprendre à nager… sans jamais se mouiller !

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Q10. Enfin, pourquoi est-ce, selon toi, essentiel de développer ces qualités en Aïkido aujourd’hui ?

Parce que sans ces qualités — la contraction maîtrisée, le relâchement conscient, et l’adaptabilité sincère — on ne ferait pas d’Aïkido. On ferait peut-être un autre art martial, ou une belle chorégraphie martiale… mais ça ne s’appellerait pas Aïkido. Ces qualités sont l’ossature invisible de notre pratique : elles donnent du sens à nos gestes, elles incarnent la philosophie profonde de notre art.

Mais surtout, elles dépassent largement le cadre du dojo. Elles sont essentielles dans la vie de tous les jours. Que ce soit dans notre travail, dans nos relations familiales, dans la vie de couple, dans l’éducation des enfants, dans les loisirs, les soirées entre amis, les conflits, les fêtes, ou même dans la maladie… ces qualités-là — savoir se tendre au bon moment et juste comme il faut, savoir lâcher quand il faut, savoir s’adapter sans se trahir — ce sont des compétences humaines fondamentales. Ça s’appelle la vie.

Et la pratique de l’Aïkido, telle que je la conçois, est là pour nous y entraîner. Pas pour faire de nous des combattants invincibles, mais des êtres humains plus lucides, plus souples, plus vivants. Si on oublie ça, si on se perd dans la forme ou l’ego, alors on passe à côté de quelque chose d’essentiel.

À vrai dire, je ne sais pas comment répondre autrement à cette question. Parce que pour moi, ces qualités ne sont pas un “plus”, un “détail”, ou un “truc qu’on travaille quand on a le temps”… elles sont le cœur battant de la pratique. Sans elles, il ne reste que des formes vides.

 

Merci Stéphane !

 

 

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