J’ai eu le plaisir d’interviewer Pierre Fissier, aikidoka, auteur du blog Aiki-Kohai, membre cofondateur de la revue Yashima, rédacteur à Self et Dragon depuis de nombreuses années. Pierre a suivi les enseignements de Phillippe Gouttard, Hélène Doué et Alma Noubel. Il est d’ailleurs président de Kuroba Aikido, club fondé par Alma Noubel en 2019. Pierre a lancé son blog en 2014, encore tout jeune pratiquant. Il a subi les foudres de gradés mais leur a tenu tête. Aujourd’hui Aiki-Kohai est lu par des plus de 3000 visiteurs uniques chaque mois. Dans ce blog, Pierre propose des réflexions sur l’Histoire de l’Aïkido, mais également son retour d’expérience d’aikidoka “débutant” (il ne l’est plus vraiment aujourd’hui). Comment se faire un nom dans le microcosme de l’Aïkido ? Quel pouvoir donner aux débutants ? Pierre Fissier nous livre ses réponses dans cette interview !
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Comment t’es-tu fait un nom dans le monde de l’Aïkido ?
PF : Sans aucune stratégie particulière. Je suis encore moi même assez surpris qu’on considère que je suis une composante connue du petit monde de l’Aïkido. Au départ, j’ai développé simplement le blog Aïki-kohaï comme un espace d’expression principalement destiné à être lu par mes proches et surtout mon épouse, régulièrement hospitalisée à l’époque. Elle ne pouvait pratiquer qu’à travers mes analyses. Très vite, mes comptes-rendus de stage, et mes réflexions se sont propagées dans notre microcosme et au-delà.
Le blog est devenu populaire parce que de nombreux anciens s’y sont aussi immédiatement intéressés, et j’ai eu la chance qu’ils soient bienveillants envers moi. Quelques-uns continuent d’ailleurs de propulser mes travaux, de les encourager, de les remettre en question (dans un sens tout à fait constructif) et sans eux, Aïki-kohaï ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Je pense qu’ils vont se reconnaître et je les remercie toujours.
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Quels seraient tes conseils pour se rendre visible dans cet écosystème très fermé ?
Premier conseil : Déjà il faut pratiquer à la hauteur de ses recherches. Pour ma part, même si je ne voulais pas être immédiatement pris au sérieux, je voulais être utile et donc apporter quelque chose parfois jugé impossible pour un débutant. J’ai donc fréquenté de très nombreux tapis parce que les débutants n’osent habituellement pas quitter leur dojo. C’était ma façon de leur montrer que c’était possible. Je pratiquais tous les jours parce qu’on dit souvent qu’un débutant demeure oisif. J’ai rencontré énormément d’enseignants, de gradés et de débutants parce qu’on dit du kohai qu’il peine à sortir de sa zone de confort et n’ose pas interpeller un enseignant reconnu. Je suis allé à la rencontre d’enseignants mythiques et atypiques, des enseignants dans et hors de mon groupe d’appartenance et je suis allé pratiquer ou observer d’autres écoles et d’autres experts (Kuroda Tetsuzan, Hino Akira, Tobin Threadgill, Takeshi Kawabe, Pierre Portocarrero…). J’estimais que la somme de mon travail maladroit allait, a minima, être utile à tous ceux qui hésitent à faire ce que j’ai fait tout en étant mudansha (sans grade) et que ce travail serait utilisé par quelques-uns de mes camarades.
Deuxième conseil, je dirais qu’il faut être sincère. La visibilité n’est que le résultat d’un travail qui nécessite ici une grande authenticité. C’est ce qui manque souvent dans les arts martiaux et c’est qui doit être apporté d’urgence par les jeunes générations. Nous ne serons jamais les géants d’hier mais nous pouvons au moins l’avouer et expliquer comment nous tentons de résoudre nos propres problèmes sur la voie.
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Comment sont accueillis tes articles parfois polémiques sur la pratique de l’aikido ?
PF : Les premières années j’ai reçu de nombreux mails très agressifs ou globalement condescendants à l’égard de mon travail, qu’il soit polémique ou non. On m’a souvent dit que je passerai vite à la trappe ou que je ne comprenais rien à rien. Beaucoup pensaient que je devais me clairement me taire. Les choses se sont peu à peu tassées alors que je m’installais dans le paysage et globalement, au fil des années, je constate que c’est de plus en plus rare. Je n’y prête plus attention.
La polémique en Aïkido est constante quand il s’agit de toucher aux mythes fondateurs de notre discipline. Particulièrement en France. Lorsqu’un sujet traite de l’efficacité, des origines de l’Aïkido ou bien du pacifisme supposé du fondateur, tout est sujet à soulever des discussions et des querelles d’appartenance. Je constate avec regret que nous sommes dans les faits très peu à attacher de l’importance aux travaux historiques sérieux ou aux études qui font autorité à l’international. Lorsque j’ai étudié les travaux d’Ellis Amdur, de Stanley Pranin, de Karl Friday ou d’Alex C. Bennett, j’étais très étonné qu’ils intéressent si peu nos enseignants francophones. Nous sommes démographiquement souvent présentés comme le deuxième pays de l’Aïkido mais l’ignorance à l’endroit de l’Aïkido, de ses origines, et des ryuha bugei demeure considérable. C’est regrettable car les polémiques que j’affronte sont souvent le fait d’une méconnaissance, des croyances populaires alimentés par des mythes ou bien l’incorporation de pseudo-sciences au forceps dans l’historique de notre discipline.
Heureusement, les choses évoluent petit à petit (sourires).
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Tu connais très bien l’histoire de l’Aïkido, peu souvent enseignée : comment peut-elle servir le pratiquant et pourquoi est-elle souvent mise de côté ?
PF : L’Histoire de l’Aïkido, des arts martiaux et particulièrement des Ryuha bugei représente une clef indispensable à notre progression et au développement de notre autonomie. Elle ne remplace évidemment pas la pratique mais elle permet d’offrir un contexte. Elle représente aussi un formidable outil de travail pour les enseignants. Je regrette que ces clefs ne soient pas exploitées (ou si peu) dans le cadre des formations de nos cadres et de l’ensemble des élèves.
Je pense qu’elles sont mises de côté parfois parce que les formateurs eux-mêmes ne sont pas toujours en capacité d’assumer ce genre de formations théoriques. Nous favorisons également la pratique (parfois à raison, parfois à tort) en espérant que de la répétition ad nauseam et de l’imitation naîtra le geste juste. Dans cette vision traditionnelle, du mimétisme de notre enseignant naîtra la compréhension profonde des principes et du contexte. De mon point de vue, ce fonctionnement est une impasse. Si cette assertion fonctionnait, combien de pratiquants très assidus auprès des élèves directs du fondateur seraient aujourd’hui “Tatsujin” ou a minima “Meijin”. Voler dans la lumière du maître ne rend pas maître sans contexte, sans compréhension profonde, sans recherche et sans tâtonnement dans l’histoire de nos gestes.
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De même, tu connais les rouages de la hiérarchie pyramidale du monde de l’Aïkido : comment peut-on imposer sa voie et faire passer ses idées dans ce cadre ?
PF : C’est une question très difficile (rires). Les arts martiaux possèdent globalement des hiérarchies pyramidales du fait d’un contexte historique et sociétal que nous ne comprenons pas toujours en tant qu’occidental. Du haut comme du bas de la pyramide, nous singeons ce que nous estimons être un comportement juste mais cette attitude va souvent rigidifier nos rapports dans le contexte moderne.
Nous ne sommes plus dans le Japon féodal et nos élèves ne sont pas non plus ceux des années 30 (ou même des années 60). Si l’étiquette est extrêmement importante et nécessaire à conserver de mon point de vue, je ne suis pas persuadé que nous gagnerons à nous enfermer dans certains comportements auprès des élèves de la génération Y. Nous n’entrons plus dans un Budo comme on entrait alors. Notre temps de cerveau disponible n’est pas le même. Nos modes de vie ne sont pas les mêmes. Nos peurs et nos attentes ne sont pas les mêmes. Par conséquent, je suppose que pour “faire passer ses idées”, il faut réinventer des vecteurs de communication dans la vieille pyramide traditionnelle. Tradition et modernité peuvent vivre en symbiose.
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Le monde de l’Aïkido est un monde assez masculin, vieillissant et souvent reflet d’une hiérarchie patriarcale : comment femmes et jeunes peuvent-ils trouver leur place dans ce monde ?
PF : L’un des professeurs que j’admire le plus, Philippe Gouttard, répète souvent qu’en Aïkido seul le travail peut nous libérer. Je prends sur moi de répéter régulièrement ces paroles à mon entourage martial. La confrontation, le rejet de l’autre, le dénigrement d’autrui entraine un enfermement. Seul le travail, l’action et l’innovation vont libérer nos pratiquantes et nos pratiquants. Je ne nie pas non plus qu’il faut parfois donner du corps à cette affirmation en agissant concrètement pour mettre en lumière nos pratiquantes et c’est ce que je fais régulièrement dans les colonnes de mon blog où en luttant régulièrement contre l’homophobie dans les arts martiaux grâce à Kuroba Aïkido. C’est la somme de nos actions qui changera sans doute le paysage de l’Aïkido. Sans l’autre, celui de l’école d’à côté ou même notre voisin de tatami, nous n’aurons aucune chance de faire survivre le Budo au XXIe siècle.
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Tu es aujourd’hui pratiquant non gradé, et Président de ton club d’aikido, Kuroba. Tu as récemment partagé avec moi l’idéee (peut être saugrenue) d’instaurer une sorte de “conseil des non-gradés” : quel serait le rôle de ce conseil ? Et plus généralement, penses-tu que l’on puisse donner des responsabilités en terme de gestion et de gouvernance aux non gradés?
R : Je te remercie de me permettre de m’exprimer sur ce sujet car je suis effectivement mudansha (mon passage de grade ayant été repoussé du fait du Covid19) et fier de l’être. De façon générale, je trouve qu’on implique trop peu ou trop tard les pratiquants d’Aïkido dans la gouvernance fédérale de l’Aïkido. C’est ce qui peut amener à la rupture avec ces mêmes instances car nous avons souvent l’impression qu’il faut parfois partir à la retraite ou se voir attribuer un haut grade pour qu’on soit compris à défaut d’être entendu. Je l’ai déjà dit et je le répète, les portes de Comités départementaux, des Ligues, des instances fédérales et des commissions devraient proposer d’avantage d’ouverture aux non gradés pratiquants plutôt qu’à des bénévoles non pratiquants. C’est une chose terriblement simple à étudier.
La stratégie du tout administratif dit civil (non pratiquant) n’est pas forcément non plus ma vision du tissu associatif et décisionnaire de l’Aïkido. De même, je trouve qu’on gagne majoritairement à inclure des gens qui partagent la vision des techniciens sans être techniciens eux-mêmes. L’idée d’un “conseil de non gradé” (la dénomination est plus en référence au très ancien conseil des ceintures noires même si le terme est évidemment une facétie) ou d’une commission des non gradés dans les instances fédérales permettraient peut-être de recueillir l’avis de la base des pratiquants, de les impliquer, d’utiliser leurs talents professionnels issus de la société civile et de façon générale de leur permettre de contribuer concrètement aux différents projets en cours. Je sais bien sûr que de nombreux bénévoles non pratiquants sont déjà membres des instances fédérales mais je trouve qu’il manque parfois cruellement de pratiquants qui sont encore présents sur les tapis régulièrement sans être des experts. Peut-être que l’idée mérite qu’on s’y attarde et/ou qu’on la développe dans l’avenir:-)
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Vous pouvez retrouver les articles de Pierre sur son blog Aiki-kohai
Très bon interview, merci pour ce travail 🙂
merci Kévin:)
Bel interview
Je suis d’accord avec Pierre par rapport au temps actuel, à nos vies bien différentes ! Mais je suis sûre qu’on fait marche arrière et qu’on reste machiste, désolée mais en vrai, les femmes sont toujours autant mal considérées. …. Il faut faire progresser les mentalités , même technicienne, une femme a du mal à être reconnue !
Bel interview. Merci Pierre d’apporter un peu de fraicheur et de substance à notre discipline.
Nous pouvons déplorer le règne de la technique physique et démonstrative qui peut effrayer voire décourager certains débutants ou de plus anciens qui ne s’y retrouvent plus.
L’aikido est plus que cela. C’est la rencontre de l’autre quelles que soient ses qualités physiques, c’est le partage de valeurs humaines et l’accompagnement de l’autre dans une progression technique qui le respecte et le grandit.
Quand à la place des femmes, il est vrai que c’est difficile . C’est aussi discriminatoire pour le “trop jeune “ou” trop vieux” qui iront voir ailleurs.